Les archaïsmes durables de Michel Thamin
ARTS HEBDO MÉDIAS un article de Manon Schaefle > ici

Granite & Cie
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La main la pierre l'énigme

Affronter la pierre, l’éveiller, elle qui fut dans la carrière masse informe en son extension puis extraite taillée en blocs. L’affronter pour qu’elle livre son secret, l’être en elle qui dort. Tantôt la caresse tantôt le heurt qui la brise, l’outil qui la taille, la fend, l’éclate.
La pierre, c’est tout un monde de formes, matières, couleurs. Carrières au jour ou filons enfouis, pierres de masse en abondance pour l’utile ordinaire, l’orgueil architectural ou le brillant de la séduction et pierres qu’on dit précieuses, rares, séductrices fascinantes. Pierres toujours à tailler dans l’immense ou le minime parce que dans l’attente d’une forme (et l’art ici dit son mot : sculpture ou bijou).
Hors l’utile qui la saisit, contraint, l’aime forte, solide au temps, à l’usure, à l’attaque pour bâtir murs, sols, pavements, l’homme joueur l’accueille pour son grain, sa couleur, ses couleurs, nuances, reflets ; lui donne une autre vie, la fait parler, chanter dans le temps auquel elle fait la nique.
Histoire longue diverse de la sculpture de pierre pour le culte des dieux et des rois, l’invocation magique (objet transitionnel, dirait-on, en lequel se place un dialogue d’homme à roi, d’homme à dieu, d’homme à homme) ; histoire encore en ce siècle vingt-et-unième riche de tant de patrimoines, mais ouvert encore à l’aventure de la pierre, la pierre qui ne cesse de tendre à la vie nouvelle de l’art toujours en avancée comme une main se tend vers l’objet encore inconnu.
Ici l’art du sculpteur mène plus loin, ailleurs, le jeu de la pierre.
Ici Michel Thamin vit avec la pierre une histoire singulière, la sienne, unique, sur le fil d’une œuvre pour laquelle violence est amour, violence de la main outillée qui scie, taille, coupe, perce inscrit, effeuille, oui, effeuille pour qu’apparaisse la sculpture.
Dialogue, échange, étreinte presque puisque c’est duo en lequel l’un et l’autre sont maîtres.
Classique autant qu’archaïque il dresse des colonnes minces, d’une certaine austérité, jadis marquées d’une figure esquissée comme il en fut en d’autres temps, puis piliers scarifiés en énigmatique invocation, tout de granit dressés (granit, roche plutonique, dit-on, fille d’éruption non volcanique, magmatique à texture grenue).
Totems sans figure, grandes stèles élancées en rigueur et dialogue du brut et du poli, élévation, signe d’homme vers la hauteur sans nom qui est déni de la pesanteur première. Statuaire noblement érigée en quête d’une part d’éternité, dont une empreinte parfois se pose comme effacement de la matière, dessin en feuille tombée sur le fil du temps.
A ras de sol, au contraire, la sculpture se contracte en cubes (boîtes ?) fendus, discrets, Lithoglyphes qui donnent à voir leur intime creusé à qui les ouvre, petits cairns, hiéroglyphes d’un monde inconnu dus à la main d’un scribe en agression mesurée, signes à découvrir tels ceux, néolithiques, des rocs enfouis en lesquels des hommes marquèrent leur présence (et voici que le cube se lève en un rêve de pilier).
Oui, ici la sculpture est présence d’un autre temps, archaïsme durable, porteuse de signes d’un mystère delphique à jamais irradiant (nous sommes vivants de nos passés lointains : l’“esprit des morts veille”, disait Paul Gauguin).
Ouverts aussi sont les galets cueillis sur le rivage breton, puis dans l’atelier partagés et signés, gravés, sculptés de glyphes avant d’être refermés, liés d’un cordon végétal, puis déposés là même d’où ils furent pris, sculptures anonymes rendues au sable, l’estran, la mer ; un jour peut-être par quelque amateur surpris, convoitées, emportées, respectées en leur mystère même.
Cueillir, transformer, puis restituer : l’artiste en land art est officiant d’un rite nouveau dans la nature et de l’œuvre donnée à l’anonymat il ne garde qu’une image.
Nostalgie de l’homme pour l’élémentaire de ses origines de mer et de terre, là où le ciel clair ou ennuagé les double de son imposante grandeur.
Dans l’atelier, la maison même, n’ayant d’outils qu’encre et papier, Michel Thamin dessine. Dessins en échos de sculptures ici concises en leur idée comme images-plans de demeures énigmatiques, intérieurs de mégalithes tel quelque Gavrinis ou temples en lesquels se jouent des noirs qu’affronte le blanc. S’y opposent des rigueurs de carrés et de plans ouverts aux bords imprécis et que toujours coupe un tracé crayonné, qu’on peut voir comme chemin de traverse ou projection d’une échelle infinie.
Ici la main légère mais fidèle au filage de signes tels qu’en gravure, entaille, incision. Traçage sans fin d’un support à l’autre, pierre ou papier, mais s’en tenant à la forme, la forme à laquelle toujours se tenir, s’induire malgré toute contingence, la forme que rien jamais ne clôt, seul amer quoique énigme à viser en combat contre la menaçante dilution de l’être.
Le sculpteur donne forme à la pierre, se donne forme dans la pierre. Le sculpteur, même en son effraction, révère la pierre, se donne à la pierre. Michel Thamin, lui faisant signes à l’intérieur, moins la signe que l’habite. La pierre, ainsi multipliée par l’acte artistique (son œuvre), est sa demeure.

Gilles Plazy
Une  œuvre  en archipel

La simplicité est une trace de l’invisible peut-être un aperçu du rien.
François Jacqmin
1. Lithoglyphes, Cippes & Cie
Il y a une grande harmonie dans la mise en scène des lithoglyphes de Michel Thamin. Pareille à une partition éphémère et aléatoire selon les lieux d’exposition et qui se joue le temps d’un regard, elle invite le spectateur à recevoir cette œuvre composite, comme le prélude d’un ailleurs tenu secret.
Ces boîtes de pierre entretiennent un jeu permanent entre le clos et l’ouvert, l’invisible et le visible, l’éphémère et le permanent, le passé et le présent, car elles composent autant avec l’espace de l’exposition qu’avec celui que le spectateur va découvrir au creux des œuvres. En ouvrant ces boites de pierre, le public peut y lire des signes qui ont comme ricoché sur l'onde du temps.
Quant aux cippes aux allures de totems ou de stèles, elles semblent établir un curieux paradoxe avec les lithoglyphes. ​Michel Thamin combine l’intime et l’extime. En effet ces boîtes de pierre incarnent davantage une intériorité où sommeillent des signes qui n’attendent que la lumière du regard pour révéler leur fable. Les piliers, au contraire, affichent plus une extraversion, une sorte de jaillissement. Ils fendent l’espace et s’imposent comme un trait d’union entre la terre et le ciel. Leurs parois offrent toute une gamme de motifs et de tessitures variées. Ils sont comme les bribes d’un récit imaginaire nourri de lointaines réminiscences. Leur mise en scène leur donne une puissance intemporelle, et renforce le silence vertigineux qu’elles incarnent.

2. Métamorphose de l’ombre.
Si les homolithiques composaient, lors de ses premières expositions, un chœur de présences silencieuses butinées par le bruissement du monde, leurs ombres, entraînées par la ronde du soleil dans un entrelacs complice, révélaient au-delà de cette danse éphémère l’illusoire désir de s’enfuir vers un ailleurs moins minéral. Ce sont ces ombres migratrices qui ont amorcé les métamorphoses de l’œuvre, en annexant le territoire du papier. L’ombre s’est ainsi muée en encre, donnant à voir autrement ses homolithiques puis ses lithoglyphes qui ont confié leurs empreintes au papier. Mais bien avant cette fraternisation avec ce support, le mur blanc des galeries avait déjà servi de toile à quelques sculptures esseulées. Cette démarche nouvelle et surprenante de la part d’un sculpteur traduit bien son désir de confronter son œuvre aux remous du monde et à l’épreuve du regard. C’est également sa rencontre avec les poètes avec lesquels il a réalisé de modestes livres d’artistes qui a favorisé le renouvellement de son travail et cette dissidence avec l’écrit. Ainsi les sculptures ont révélé, grâce à la générosité du papier une myriade de motifs insoupçonnés, que la pierre gardait secrètement dans ses plis ou ses nervures. Les lithoglyphes apparaissent à leur tour comme des avatars d’œuvres radiographiées.
Michel Thamin en devenant graveur, ne s’est pas écarté pour autant de son œuvre de sculpteur. Au contraire il a entretenu ses obsessions formelles, car ses créations composent de singuliers univers où le vide et le plein, l’ombre et la lumière, l’intérieur et l’extérieur se combinent pour entretenir un rapport dual. Et on retrouve en écho une mise en abîme des œuvres antérieures. Ainsi la verticalité des homolithiques sépare très souvent ses gravures comme une frontière qui baliserait l’espace, débordant parfois le cadre comme l’ombre désertait son ancrage minéral. Le blanc, qui ne trouve sa densité qu’aux frontières de noirs déclinés, symbolise à son tour une ouverture vers un dehors. Ces œuvres architecturées imposent au spectateur de regarder comme s’il se tenait à l’intérieur de l’œuvre. Une posture qui s’apparente un peu à celle qu’il avait dû adopter en ouvrant ses lithoglyphes.

3. En transit.
Michel Thamin s’aventure aussi dans la fable du monde, en glanant dans les grèves ou dans la campagne des pierres lors de ses balades. Un geste qui rappelle les hommes de la préhistoire qui en faisaient un usage utilitaire ou les « collectionneurs du dimanche ». Il se laisse émouvoir par l’une d’entre elles, jalousant peut-être le trait d’éclair sur sa douce échine bleutée. Il ramasse l’élue et la rapporte dans son atelier. De cet exil volontaire la pierre va partager une expérience singulière. En effet, l’artiste va entretenir avec elle une histoire intime où son imaginaire s’inscrit dans la mémoire géologique de la pierre. Sa tessiture, sa forme ou encore sa teinte influencent son désir et son dessein de lui insuffler ainsi une dimension nouvelle, qui la hale sur le rivage de l’art.
Le mutisme de la pierre peut ajouter au doute immisçant dans leur relation son poids de mystères. Le sculpteur bouleverse son apparence en fendant son silence pour y léguer au creux de sa géographie intime son alphabet personnel, qu’elle ne contredit pas. Même la mer s’accommode de ces récits en braille. Et le lien végétal, qui scelle les sillons creusés par le foret, ne nous rappelle t-il pas ce pacte secret qui les unit ou est-ce un baume apaisant les cicatrices nées de leur corps à corps?
Après cette relation complice à l’atelier, Michel Thamin la rapporte dans son lieu d’origine, parfois quand la nuit se retire, les phares réveillant les routes endormies. Elle retrouve sa couvée de galets, pareille à un fatras d’ossements que le flux malaxe sans relâche. Cette restitution presque clandestine, relève d’un rituel étrange, notamment quand le soleil renonce à éclairer la scène, préférant rester dans les coulisses des nuages. Aucune mise en scène préméditée, seule la fidélité à l’estran lui importe. Seules les prises de vue des photographies qui immortalisent l’instant orientent le regard en amplifiant quelquefois la taille des pierres. Un retour qui devrait être un moment bienheureux, mais qui apparaît comme une séparation voire un abandon. Au revif, les eaux insouciantes qui recouvrent progressivement la pierre et qu’on aurait pu croire affectueuses et conciliantes, semblent au contraire profaner cet instant particulier. Et les plis du voile liquide venant progressivement troubler son apparence, semblent lui attribuer une expression de tristesse, qui sonne comme un appel ou un refus. La pierre est soudain ramenée à l’indifférence du monde, à sa solitude première dans ce capharnaüm de sable et de pierres. Elle retourne à l’anonymat, en gardant de cette aventure les traces d’une complicité qui intrigueront sûrement les familiers des grèves dans cette exposition en archipel.

Alain Le Beuze

Homme de la pierre taillée et de la pierre polie.

Michel Thamin est sculpteur. Il vit au centre de la Bretagne. Il aime la pierre, le granite. Pour sculpter, il ouvre la pierre. C’est ce qui étonne le plus, cette façon d’ouvrir la pierre pour réaliser des boites que l’on peut ouvrir ou fermer. Thamin utilise toujours le même procédé dans ses lithoglyphes, un coin éclateur fend horizontalement le cube de granite vers le haut et le sculpteur décolle le chapeau de la pierre comme on ouvre un coquillage. Mais que trouver, que dessiner, que voir dans la pierre par la taille et le polissage ?
Thamin est homme de la pierre taillée et de la pierre polie, de nos deux préhistoires. Pierre taillée par éclats et percussion, pierre ancienne au paléolithique à l’ère des chasseurs-cueilleurs et pierre polie patiemment arrondie, pierre nouvelle au néolithique, temps de l’élevage et de la prévision des récoltes. Ce ne sont pas des noms qu’il grave dans la pierre, la projection d’une écriture, mais des signes et des arrangements d’espace qu’il invente dans ses sculptures. Jeu des forces avant les formes, avant l’écriture, ce que nous appelons Préhistoire.
Les pierres trépanées de Thamin sont des pierres-cerveaux. Des pierres de mémoire. Une mémoire humaine arrachée à la pierre par la taille et incluse dans la matière par le polissage. Le volume vertical de la pierre sculptée en front de taille et l’entaille du plan de coupe à l’horizontale de la pierre ouverte communiquent par le trou laissé par le coin éclateur. Ce trou devient porte de sortie de l’intérieur traité en bas-relief en creux dans le plein, reprenant indirectement les plans des allées couvertes néolithiques. Ce passage est semblable au «trou d’âme» que les couloirs mégalithiques comportaient à la préhistoire. Un trou pour laisser s’évader l’âme du mort. Est-ce pour nous spectateurs ce passage entre l’ouvert et le fermé de la pierre ?
Michel Thamin referme le couvercle de ses sculptures en pierre sur leurs surprises, de même qu’il redonne à l’océan des galets prélevés qu’il a coupés en deux et sculptés à l’intérieur dans un geste double de ramasser-restituer, en les rendant fertile. Ses boites de pierre évoquent certes des urnes ou des tombeaux, mais ne conservent que les traces d’une pensée symbolique.

Soulevez en les couvercles ! Pour voir …

François Jeune.


​​' Ce qui surgit n'appartient pas à l'attente '
Nicolas Pesquès

Michel Thamin sculpte la pierre. Il la taille, l'entaille, l'incise. Il creuse inlassablement dans la chair primitive du monde, s'aventurant ainsi dans la géologie de la matière. Contrairement à certains artistes contemporains qui travaillent la terre, le bronze, le fer, qui recyclent les rebuts de notre société industrielle ou qui utilisent ses nouveaux matériaux de synthèse, il préfère se confronter à la dureté du granit, qui impose effort et ténacité, humilité et respect afin d'établir un lien intime lui permettant d'atteindre cette sérénité des formes qu'on ressent devant ses sculptures qui hésitent entre l'abstraction et la figuration. Son amour de la pierre, il le doit à ses vadrouilles parmi les stèles du Père-Lachaise, mais aussi à ses émotions devant les menhirs de Carnac.
La pierre, dès lors qu'elle entre dans l'atelier de l'artiste, échappe malgré elle à son statut initial. Orpheline de son lieu d'extraction, elle devient en effet un matériau qui s'il conserve la lente métamorphose de son histoire, acquière cependant sous l'outil du sculpteur une autre qui l'ancre dans une durée nouvelle, la condamnant à un dilemme temporel entre l'éternité et l'oubli.
Il y a une grande harmonie dans la mise en scène des lithoglyphes de Michel Thamin. Pareille à une partition éphémère et aléatoire selon les lieux d'exposition et qui se joue le temps d'un regard, elle invite le spectateur à recevoir cette œuvre composite, comme le prélude d'un ailleurs tenu secret.Cette vision panoramique rappelle singulièrement les alignements mégalithiques. Cette spatialisation étonnante qui provoque perplexité et interrogation ressemble à un damier improvisé où le spectateur est convié à s'aventurer, comme s'il devait engager une partie d'échec ou comme si l'artiste voulait qu'il saisisse mieux les nuances de cet alphabet insolite.
Ces boîtes de pierre entretiennent un jeu permanent entre le clos et l'ouvert, l'invisible et le visible, l'éphémère et le permanent, le passé et le présent, car elles composent autant avec l'espace de l'exposition qu'avec celui que le spectateur va découvrir au creux des œuvres.
Œuvre gigogne. Chaque pièce compose le récit d'une mythologie personnelle, faisant écho à des écritures singulières. En pénétrant sur ce damier de pierre, entre ces pions comme les fûts décapités d'une forêt légendaire, le spectateur est empreint d'humilité, car il doit se pencher, voire s'agenouiller pour soulever le couvercle de ces boîtes de la taille d'un empan pour y découvrir au cœur de la pierre une alvéole nervurée de signes. Certains y verront des runes scandinaves, des hiéroglyphes égyptiens ou des idéogrammes chinois, d'autres encore les signes évanescents du cairn de Gavrinis, plongeant ainsi le lecteur improvisé dans l'histoire de l'art et lui attribuant malgré lui un statut de paléontologue novice pour décrypter les imaginaires de Michel Thamin. ''C'est par les yeux que je gagne l'espace que je respire'' écrivait André du Bouchet. Ici aussi le regard du spectateur approfondit un peu plus son espace.Le silence initial des sculptures fracture alors celui du spectateur et l'imprègne de doute et d'émerveillement. Le rôle d'une œuvre n'est-il pas de froisser les frontières du connu, pour révéler des territoires inédits qui le désarçonnent puis qui allègent son esprit de ses certitudes? L'œuvre de Michel Thamin a pris une orientation nouvelle ces dernières années. Sa rencontre avec des poètes a favorisé l'émancipation de ses sculptures. Elles ont gagné peu à peu un autre espace, celui du papier, de l'écriture. Certes le signe était déjà présent en elles, sur les flancs de ses cippes ou au cœur de ses lithoglyphes, mais ne constituait qu'un espace gravé, la matrice de ses empreintes qui sont aujourd'hui la manifestation de cette dissidence.
​En réalisant des monotypes, Michel Thamin établit une connivence formelle avec ses empreintes antérieures. En effet ces œuvres traduisent, grâce à un travail minutieux de l'encre, son désir de restituer la tessiture de la pierre, tout en accordant à l'aléatoire de troublantes vertus. Ces avatars lèguent en trompe l'œil la cristallisation nomade de la pierre, les vestiges de sa nuit minérale et permettent à l'artiste de creuser davantage le secret des pétrés. La mise en scène des lithoglyphes que reflètent les monotypes établit ici aussi une troublante gémellité.Les cippes aux allures de totems ou de stèles semblent établir un curieux paradoxe avec les lithoglyphes. Michel Thamin combine l'intime et l'extime. En effet ces boîtes de pierre incarnent davantage une intériorité où sommeillent des signes qui n'attendent que la lumière du regard pour révéler leur fable. Les piliers, au contraire affichent plus une extraversion, une sorte de jaillissement. Ils fendent l'espace et s'imposent comme un trait d'union entre la terre et le ciel. Leurs parois offrent toute une gamme de motifs et de tessitures variées. Ils sont comme les bribes d'un récit imaginaire nourri de lointaines réminiscences. Leur mise en scène leur donne une puissance intemporelle, et renforce le silence vertigineux qu'elles incarnent.

​​Alain Le Beuze

Ouvrir la pierre

Faire violence à la pierre. Le sculpteur qui s'en prend à elle n'est pas homme de douceur, lui qui en taille n'attend rien que de l'affrontement. Car la pierre ne se laisse que rarement circonvenir, si ce n'est par quelque main qui la flatte en ronde bosse sans trop altérer la forme d'origine d'une qui, assez tendre, s'est offerte déjà en personnalité autre que le cube sorti de carrière. En tradition, et sauf telle exception, le sculpteur de pierre n'a d'œuvre possible que par l'agression d'outil mécanique, animé ou non d'énergie électrique. Il lui faut s'imposer, contraindre.
Michel Thamin, qui depuis longtemps est engagé dans un tel dialogue pugnace avec la pierre, en sait quelque chose. On l'a vu travailler de minces colonnes délicatement travaillées en surface. On l'a vu aussi percer, fendre des galets que, transformés, il a remis dans leur scène naturelle d'origine, sur la grève où il les avait cueillis. On le voit maintenant, en suite de ce jeu avec les galets, autrement aller voir ce que la pierre peut donner. Car celle-ci, pour opaque qu'elle est dans sa densité, est énigme : ceux qui au cours des siècles et aux quatre coins du monde lui ont donné formes ne sont pas allés voir ce qu'elle avait en son cœur, sauf en modernité du vingtième siècle quelques-uns la trouant (donc la traversant sans rien en révéler). Rien ici de l'ambition monumentale qui fait jouer le sculpteur au titan, mais un travail intime d'incursion dans un bloc à peine plus gros qu'un galet.

Michel Thamin ouvre la pierre et lui fait montrer son cœur. Les six faces n'en sont pas pour autant négligées, qu'elles soient laissées brutes, en cassure plus ou moins hasardeuse de la machine qui les a rompues, ou polies, ou marquées de quelques signes, ou déjà en bas-reliefs, et l'objet, tel qu'il se montre d'abord en sa plénitude avec juste sur quatre faces l'apparence de la fissure qui la divise, a déjà sa présence artistique autonome en variation raffinée sur le cube. Cela ne suffit pas : la sculpture ici ne se satisfait pas d'être une forme en harmonie close sur elle-même; elle a encore à se livrer à qui en soulève la partie supérieure telle un couvercle pour voir ce qui en elle est inscrit, plus gravé que sculpté, comme signe mystérieux qui chiffrerait quelque secret.

La sculpture, donc (tout nous poussait à l'ignorer) a une vie intérieure qu'elle ne livre pas à l'évidence. Oui, il faut, à l'encontre des règles de musées, y mettre la main, en sentir le rugueux et le poli, en éprouver le poids et, comme boîte, l'ouvrir. Ainsi elle se fait deux et, couvercle posé, montre une face nouvelle, comme trace laissée jadis par ces hommes qui marquaient de leur main les murs des grottes, les pierres levées dans les champs, les édifices funéraires. Comme si, derrière l'évidence de la forme d'abord donnée à voir s'était gardée une part de rêve, de mystère, de nostalgie peut-être ; comme si, là, dans un coffret précieux, nous était donnée une clef dont nous n'aurions plus qu'à trouver quelle serrure elle peut ouvrir.
Alors peu importe par qui quelque chose fut écrit dans la pierre – ou ce que la pierre montre comme sa propre écriture. Lithoglyphes, dit le sculpteur pour nommer ces œuvres par lesquelles il a ouvert une nouvelle voie en sculpture et le mot grec a un son d'énigme qui leur convient. Par la langue ancienne nous voici conduits en un autre temps, un autre esprit que le nôtre, qui est de modernité déchirée entre raison et passion, dans le temps d'une Grèce encore vive des mystères delphiques, non encore édulcorée par la « sagesse » philosophique. Mais c'est aussi un temps de granit immémorial – temps universel, temps hors du temps, qui est autant celui de notre origine que celui des forces sous-jacentes n'ayant pas fini de nous hanter que celui d'un futur en lequel un homme réconcilié avec lui-même n'aurait plus honte de sa part d'ombre, n'aurait plus l'obsession de réfuter l'énigme qui fait son cœur radiant. Et si l'homme a un cœur de pierre, ce cœur est cairn irréfutable dans le grand vent de l'histoire – ou bien trou sombre en lequel parle une voix qui est celle de la vie même, dont le chant s'élève du cœur du monde comme ces colonnes, ces piliers que dresse aussi Michel Thamin entre terre et ciel.

Gilles Plazy

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Michel Thamin, lorsqu’il entaille la pierre, n’oublie jamais que c’est d’elle qu’il attend une révélation sur lui-même, qu’il la sollicite non pour en faire une pierre tombale, mais un signe de vie jaillissant de l’outre-monde. Pierre levée, pierre pénétrée, mais réservant à l’infini son propre secret, pierre jetée au ciel, pierre hurlant doucement à la lune; nous parlons le plus souvent de l’âge de pierre sans bien nous rendre compte que c’est encore et toujours le nôtre.
Michel ouvre la pierre pour en faire battre le cœur, pour lui donner le fuselage qu’elle n’aurait jamais pu rêver elle-même, il donne forme à l’informe, conjugue le temps, déplie l’espace, il fait jouer le pêne de l’imaginaire dans la serrure du réel, le plus souvent d’ailleurs en ayant pris soin de refermer la porte derrière lui, comme si de rien n’était. Ses sculptures sont autant d’effractions au grand jour, elles trouent l’azur en effet, elles indiquent un chemin inventé, elles sont indices énigmatiques pour le voyageur sans voyage, signes dans la grande traversée du temps.
L’attitude du sculpteur est toute en ambiguïté. Il lui faut attaquer la pierre sans avoir le sentiment de la faire souffrir, la scier et la polir, la percer à jour sans déflorer la nuit qui la constitue, presque l’amener de sous la terre à sa tension vers une nouvelle vie, contraindre une part de sa nature tout en respectant ses lignes de faille, lisser parfois sa rugosité, faisant flèche de son cœur obscur. Mélange de complicité avec son objet pour le faire servir à ses propres fins. Arracher de l’imprévisible au silence d’un bloc de granit. Dans son esprit, le granit reste masse; par nature, rien ne le tire vers un quelconque expressionnisme, sinon celui d’une rudesse profonde de la terre. Et je crois que cette difficulté supplémentaire a fasciné le sculpteur. C’est peut-être le plus beau dans l’intervention de Michel Thamin : aux antipodes de la démonstration facile, on dirait que la sculpture s’efface avec une discrétion ultrasensible — presque tellurique pourtant — pour ne troubler qu’à peine l’ordre du monde. Le sculpteur est hanté par un sentiment qui n’appartient qu’à lui : il cache tout autant qu’il montre. Il ne s’agit pas de modestie, je crois qu’il s’agit d’un immense respect pour la terre qui a enfanté l’homme et le granit, l’eau et le feu, le désir de créer en même temps que le désir d’aimer. 
Une démarche de Michel me paraît tout à fait symptomatique de son rapport sensible au monde. Je l’imagine dérivant sur les grèves bretonnes, cueillant de façon élective un caillou parmi tant d’autres comme un fruit tombé du sol d’on ne sait quel paradis à tout jamais délaissé. Le voilà l’objet de la quête, celui qui ne nous aurait peut-être pas arrêté, celui qui visite le regard du sculpteur. Pas plus que la minéralogie le monde de l’art ne craint l’opaque, la gangue de silence qui enveloppe la « langue des pierres ». Michel ouvre le caillou, comme on pourrait aller voir dans le dos de soi-même, y introduit un signe hiéroglyphique arraché à une kabbale plastique toute personnelle,  réunit à nouveau ce qu’il a séparé, raccommode les deux moitiés du caillou au besoin avec de la ficelle, puis restitue pour finir à la grève ce qu’il n’a jamais voulu lui dérober. « Ramasser - restituer » dit-il. J’ajouterai « resituer », situer à nouveau dans un espace inédit où la pierre parle, où l’homme est parlé par la pierre dans un jeu sans fin.

Pierre Vandrepote

lithoglyphes

Les lithoglyphes de Michel Thamin s'exondent des friches rocheuses, comme d'énigmatiques mausolées. Ses « boîtes de pierre » sont de troublants avatars des cairns, dont leur disposition en chambre funéraire établit une mise en abyme du monde. Ses œuvres gémellaires, qui préfigurent un univers féminin et clos, semblent émerger d'un reg froissé par des nuances siliceuses. Elles s'épousent, conjuguant ainsi Eros et Thanatos. Le ventre maternel faisant écho à la chambre mortuaire. Elles perpétuent alors l'union sacrée de la vie et de la mort, tout en invitant la main du visiteur à profaner cet apparent secret. En ouvrant ces « boîtes de pierre », le public peut y lire des symboles qui ont comme ricoché sur l'onde du temps.

Alain Le Beuze

Piliers

Il faudrait s'asseoir tranquillement, par une fin d'après-midi du mois de juin, au plus près des sculptures de Michel Thamin. Je vous jure qu'on peut les voir s'étirer, s'allonger, grandir, parfois elles brillent et leurs rugosités nous offre l'occasion d'une échelle.
Grandir d'orgueil, oh non, ce n'est pas la démesure des hommes qu'elles dénoncent.
Grandir pour atteindre ou attendre l'infini, oui, peut-être; mais lequel? Le cosmos païen ou la plénitude promise...
Grandir en nous, ouvrant à qui le veut la diversité des chemins… ceux-là même qui allient le vertical et l'horizontal, le lisse et le chaotique.
Et je passe de l'une à l'autre stèle, dans l'exercice de mon regard libre et je gagne inévitablement, l'espace d'un instant, la sphère poétique du silence des pierres: Néruda « le silence dans la pierre se concentre, les cercles s'y ferment ».
C'est face au ciel ouvert qu'elles vivent et prennent leurs élans telluriques.
​Alors la pierre, celle que l'on considère si quotidiennement comme inerte, concentre l'énergie d'une force vive. Le défi résolu de ces œuvres qui se conjuguent, passe dans la brisure. On ne monte pas sans cassure. Le rectangle poli est interrompu dans son rêve de cercle. La piste verticale aboutit inexorablement à l'espoir d'une intelligence à venir.

Anne Le Guen

éclats paysage sonore / -6000 ans
boule de métadolérite* provenant du site de Plussulien et bande sonore. 2007/2008

automne 2006
Je reviens une fois encore, solitaire, sur le site de Quelfenec. Parmi les innombrables déchets de taille qui recouvrent le sol, je ramasse deux éclats de métadolérite. Je sens leur forme au creux de mes mains, leur histoire ancienne, je les frappe, les frotte, et j'entends résonner profondément en moi l'écho des sons préhistoriques, tel des ricochets sur l'onde du temps.
Il y a plus de quatre mille ans, au néolithique, des hommes ont produit ici plus de trois millions de haches en pierre polie, véritables traceurs de l'activité humaine de cette époque.
A Quelfenec, l'atelier de production a fonctionné pendant plus de deux mille ans...
Assis, aujourd'hui, sur cet affleurement rocheux, au sommet de la colline, je commence à imaginer une sculpture sonore, témoin de l'activité des hommes qui s'est éteinte depuis des millénaires.

printemps 2007
En compagnie d'un camarade compositeur et preneur de son, des enregistrements sont réalisés in situ pendant trois journées. Avec des blocs de métadolérite, je reproduis le mode opératoire de la fabrication d'une hache en pierre polie: extraction, débitage, taille, façonnage, piquetage et polissage.
Avant de quitter le site, avec les matériaux sonores, je recueille les éclats de pierre que mon travail a éparpillé sur le sol. Ce paysage sonore n'a rien de scientifique, c'est juste une évocation, un hommage au savoir-faire des hommes du néolithique.

Michel Thamin

*roche éruptive particulièrement dense et dure